Pas du m�me monde du tout
Y'a pas longtemps, dans un d�ner, nous voil� en pr�sence de deux individus qui font connaissance et d�couvrent qu'ils sont originaires de la m�me ville. L�, j'aurais d� crier "Attention, danger". Car en s'engageant dans les questions bateaux "o� tu habitais ?", "tu allais � quel coll�ge ?", on peut se retrouver dans des situations embarrassantes. En effet, �a n'est pas parce qu'on a la m�me origine g�ographique, qu'on a la m�me origine tout court. Et ce jour-l�, la preuve fut faite.
Les r�ponses aux questions bateaux permirent � la tabl�e, ignorant pourtant tout de la contr�e d'origine, de comprendre que le malaise s'installait entre les deux protagonistes. L'un �tait un prototype droite catho-prout et l'autre gauche-prolo. Car � Trifouillis-sur-les-Burettes, il y autant de cancres au lyc�e technique Youri Gagarine que d'enfants de ch�ur au Pensionnat Sainte-Th�r�se-des-Petits-Enfants-Riches. Seulement, ils ont peu de chance de se croiser. Et quand ils se rencontrent, c'est 15 ans plus tard dans un d�ner, o� les invit�s pris par le malaise plongent le nez dans leur potage et o� que je ne manque pas de souligner l'embarras g�n�ral par un virevoltant "Et bien, bon app�tit�" (je suis un peu garce des fois).
J'aurais d� crier "attention danger" ce soir l� car j'ai v�cu une exp�rience semblable il y quelques ann�es dans une soir�e �tudiante, loin de la contr�e qui m'a vue na�tre. Un gars, pr�sent� par ma coloc, me saute sur le grappin au pr�texte de nos origines communes et me demande d'embl�e o� je suis n�e, o� vivent mes parents, ce qu'ils font et tout le tralala.
Quand je lui annonce que j'ai vu le jour rue de la Paix, le voil� qui s'enflamme, car c'est pr�cis�ment l� que vit sa famille et qu'il a pass� toute son enfance. Moi je n'y suis rest�e que les toutes premi�res ann�es de ma vie mais la configuration des lieux ne m'est pas inconnue pour autant.
C'est quand il a prononc� son nom que j'ai capt� dans quoi je m'�tais embarqu�e. Un nom que personne n'ignore l�-bas. LE nom presque. Ce gar�on �tait l'h�ritier de l'une des plus grosses familles d'industriels de la ville. Voil� pourquoi j'en ai conclu que nous n'�tions pas n�s du m�me c�t� de la rue.
Lorsqu'il m'a parl� des malheurs de sa famille contrainte de vendre l'entreprise, de brader ses usines et de reconna�tre que l'empire familial s'�tait �croul�, je n'ai pas manqu� de lui vanter la r�ussite de l'entreprise dirig�e par mon p�re dans la m�me branche, lui qui �tait parti de rien.
Ce que je ne lui ai pas dit c'est que je suis n�e de l'autre c�t� de la rue, et que mes grands-parents ont quasiment tous �t� ouvriers pour les siens. Qu'ils ont subi le paternalisme catho (certificat de bapt�me obligatoire � l'embauche), les luttes syndicales pour le temps de travail et les cong�s pay�s, l'immobilisme de ceux qui ont toujours raison, qui d�tiennent les vrais pouvoirs sur toute une ville et qui se croient au dessus de tout. Que si mes grands-parents ne s'�taient pas battus pour que leurs enfants ne leur succ�dent pas � l'atelier, mes parents auraient connu le sort des parents de beaucoup de mes copines d'enfance : l'entreprise qui en 50 ans n'avait rien chang� � son management, � sa production (en d�pit des modes et �volutions sociales) et � ses outils de travail a fini par licencier par gros wagons et plonger toute une r�gion dans le marasme �conomique.
Ce gars de 20 ans, fils de quelqu'un, avec son nom et son h�ritage familial, �tait devenu un pochetron d�sabus� et plein d'aigreur. On �tait dans la m�me �cole, on habitait le m�me quartier et on avait a priori les m�mes perspectives d'avenir, car � 500 kilom�tres de chez lui CE nom ne signifiait rien pour personne. Je suis partie en lui disant qu'on aurait l'occasion de se revoir mais sachant que je prendrais soin de l'�viter. Il �tait bien trop con pour se rendre compte qu'on �tait de la m�me ville mais qu'on ne serait jamais du m�me monde.