La rencontre qui tue
Hier, tandis que je rentrais dans mon chez moi d'un pas guilleret, après un entretien d'embauche avec un patron super désagréable (j'ai de plus en plus de bol), une jeune fille m'a abordée sur le quai du métro. Elle descendait de la rame, comme moi, un papier à la main et m'a demandé son chemin. Sur le papier, un itinéraire écrit en gros et en capitales pour aller de la gare Saint-Lazare à la station Saint-Jacques. Destination : un hôpital. Les instructions étaient tout à fait claires : prendre la ligne 13 direction Châtillon-Montrouge et descendre gare Montparnasse, puis prendre la 6 direction Nation… Comment s'était-elle retrouvée à Sentier ? Elle ne le savait pas et était complètement perdue, incapable de savoir où elle était et de retrouver le bon chemin. Elle avait l'air gentille. Elle était comme une étrangère, et pourtant bien française. J'ai tout de suite compris qu'elle ne savait pas lire. Et ça m'a fendu le cœur.
Comment en 2002 une petite nana de 20 ans, un peu simplette mais pas handicapée, peut-elle être illettrée ? Qu'est-ce qu'ils foutent dans les écoles ? J'ai déjà été confrontée à ce problème mais avec une femme plus âgée et de surcroît, de la Meuse (j'ai rien contre le grand-Est, mais c'est pas la région la mieux développée de France). Je bossais alors dans un magasin pendant l'été, avec une grosse idiote qui prétendait me manager. Quand la femme est arrivée à la caisse en me disant de lui écrire son chèque "parce qu'elle n'avait pas envie", la grosse idiote a fait la moue. Une fois la cliente sortie, elle m'a dit "Ben, elle s'embête pas celle-ci, il faut qu'on lui fasse son chèque". "Sophie, lui répondis-je, cette dame ne sait pas écrire". Gros blanc. Pas de réponse l'idiote. Ca fait peur l'illettrisme et surtout aux imbéciles qui savent lire et écrire.
Sur mon quai de métro, je sentais bien que c'était pas gagné pour la faire arriver à bon port. Mais je me suis sentie investie d'une mission. Surtout qu'elle allait à l'hôpital (encore si elle avait voulu aller au zoo de Vincennes, j'aurais laissé couler…). Surtout, ne pas lui faire comprendre que je sais. Le papier qu'elle avait en main était destiné à lui faire reconnaître les signes. Mais elle a confondu la ligne 3 et la 13. Première étape : aller jusqu'à Réaumur, station suivante sur le même quai. Je lui ai fait répéter 3 fois car elle voulait absolument changer de quai pour retourner à Saint-Lazare (avec un seul ticket !). Ensuite, je lui ai dit de changer, de prendre la ligne 4 (la rose foncée) direction Porte d'Orléans, sans grand espoir. "Demandez aux gens de la RATP, ils sont très gentils…" dis-je sans trop y croire. Elle était pas rendue. Je l'ai laissée là en lui redisant "descendez à la prochaine".
Et je m'en suis voulue toute la soirée : de ne pas avoir été plus claire, de ne pas l'avoir accompagnée, de ne pas lui avoir filé 10 roros pour prendre un taco (je les avais même pas et comment elle serait rentrée ?), etc…Maintenant, j'ai mal au cœur, vous savez pas comment. Y'en a plein les rues des gens comme ça qui ne possèdent rien, même pas ça, un peu de savoir. Les aider financièrement, c'est bien, mais dans le fond qu'est-ce qu'on fait pour eux ? Si on ne peut même leur donner le minimum d'éducation pour rester digne dans la société.
Une fois à Réuamur, a-t-elle osé demander à quelqu'un d'autre ? Pas sûr. Il en faut du courage pour faire savoir que l'on ne sait pas. Cette nuit, je me suis demandée pourquoi elle s'était adressée à moi. Comme je sortais d'un rendez-vous, je portais ma jolie robe bleue, qui fait dame, avec des filigranes argentés. Je suis sûre qu'elle s'est dit "tiens, la dame a l'air gentille, et elle a une jolie robe…"
Mal au cœur.
mardi 3 septembre 2002
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