Merci de lui réserver le meilleur accueil
Alors que je viens tout juste de "célébrer" mes 6 années passées dans ce petit stalag d'envergure nationale ©, une jolie petite entreprise, aussi glauque au niveau de l'ambiance que de la peinture, je suis au bord de la faute grave. En effet, la direction, dans le cadre de sa grande opération "chaises musicales", nous a déniché de nouveaux collaborateurs. Pas les nouveaux du mois de juillet. Non ! Ceux-la sont déjà partis avec armes et bagages. Des nouveaux, tout nouveaux. De la chair fraîche en somme. Il faut dire que la conjonction d'une absence d'objectif, d'une politique salariale digne des fabriques de jouets en Chine, d'une gestion du personnel rappelant les meilleures pages de Germinal et d'une politique d'embauche du moins disant, fait qu'on ne s'attarde guère dans nos locaux.
De tout temps, dans l'entreprise, on a défini de longs et précis profils de postes, par exemple pour des secrétaires bilingues Anglais, expertes sur Excel. Une fois la perle rare embauchée, en général 8 jours plus tard, on s'apercevait qu'il fallait qu'elle rédige en Allemand pour créer des diaporamas sur Power Point. Donc, Super secrétaire prenait ses jambes à son cou, jusqu'à la suivante qui ne prenait pas racine non plus. Puis ce fût au tour des cadres. Afin de moins les rémunérer, on a mis en place une politique de promotion des volontés plutôt que des compétences : les directeurs comptables ont été recrutés parmi les diplômés d'État en Pédicure-podologie et les responsables commerciaux parmi les Normaliens docteurs en Philosophie les plus motivés. Dire que ces personnes s'épanouissent dans leurs fonctions tout en ayant pris toute la mesure de leurs postes serait exagéré. C'est pourquoi un certain nombre d'entre eux sont déjà allés faire reconnaître leurs immenses compétences ailleurs, remplacés par des débutants dynamiques mais inexpérimentés, paniqués et infoutus de manager leurs trombones ou par des vieux cons qui savent tout sur la vie mais n'en foutent pas une ramée. Autant dire qu'ils ne resteront pas non plus.
En 6 ans, j'ai donc vu défiler l'équivalent des effectifs mondiaux de Vivendi Universal dans une boîte de 15 personnes. Ajoutons les intérimaires pendant que "Géraldine a ses premières contractions" ou que "Madame Béatrice a la nouille qui penche à gauche". Ajoutons également tous les d'jeunes, stagiaires et doctorants, à qui il a fallut expliquer le fonctionnement d'un ordinateur, matériel d'une technologie si poussée qu'il n'a toujours pas fait son entrée dans les Facultés de Sciences humaines en France.
Au final, si je devais mourir à l'instant présent et que ma vie se déroulait devant moi, les six dernières années seraient comme un défilé incessant de Véronique comptables, de Céline secrétaires, de Jean-Michel commerciaux, de Madame Denise assistantes de direction, de Jonathan préparant sa maîtrise en Droit des sociétés…
Mais le pire, c'est que chaque nouvelle arrivée est annoncée par une note interne. Toujours la même à quelques détails prêts :
"Je vous annonce l'arrivée de Bidule Machin le lundi xx prochain au poste de Pouet pouet tralala. Merci de lui réserver le meilleur accueil. La Direction"
"Merci de lui réserver le meilleur accueil" est la phrase que je ne veux plus jamais rencontrer. Car les 50 premiers à qui il a convenu de réserver le meilleur accueil ont été bien accueillis : un bonjour, un petit mot, un sourire. Mais plus le turn over s'accélèrait plus ça se gâtait. À la 77ème intérimaire, le meilleur accueil possible devient "'our J'sline, 'vnue."
Mais alors les trois derniers qu'ils nous ont sorti, ne comptez pas sur moi pour leur réserver le meilleur accueil. Je ne veux même pas savoir comment ils s'appellent. C'est vrai, pourquoi apprendre leurs prénoms alors que d'ici 4 mois, ils seront remplacés par d'autres personnes toutes aussi fascinantes. Limite même on pourrait s'attacher et avoir du chagrin à leur inévitable pot de départ (vu le rythme et l'abondance de Champagne, on est bourré un jour sur deux). Du coup, ils peuvent se prénommer Pétronille, Fulgence ou Purificaciòn que je n'en saurais jamais rien et je m'en contrefous. Pas un de mes regards ne s'est posé sur eux, misérables clones de la machine stalaguienne, bientôt broyés dans l'engrenage de l'incompétence et de la contradiction permanente de notre vénérée direction.
Évidemment, le gars du bureau juste à côté n'est guère plus engageant avec le nouveau personnel, recruté sur des critères de pauvreté intellectuelle et d'inertie très rigoureux, afin de transformer le stalag en annexe du standard de la CAF. Du coup, le gars et moi, on a dépassé le statut de "salariés cultes" dont je vous avais précédemment parlé pour devenir des "Freaks" malveillants et qui font peur à tout le monde. Les deux méchantes créatures derrière la vitre dans ce bureau dont jamais personne ne franchit le seuil, c'est nous. Mais pourquoi sont-ils si méchants : Parskeeeeeeeeeeeeeeeee !
mardi 27 août 2002
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