vendredi 7 janvier 2005

La tradition, ça a du bon

Il est reviendu le jouli temps de la galette des rois, le marronnier du début d’année, le rendez-vous incontournable dans nos chères entreprises si sensibles au maintien de l’esprit d’équipe, de la convivialité et du taux de cholestérol de ses ouailles. Ah le bon gâteau… heu platreux.
Parce que dans ma belle entreprise, on est conviviaux mais pauvres. On conserve un semblant de dignité quand même, on se fournit pas en galettes made in Moldavia 100 % pur porc de chez Lidl, mais on ne creuse pas non plus le déficit en « Délice doré de l’an nouveau et sa crème nuageuse aux amandes de Toscane », 100 % fait main à la feuille d’or de chez Fauchon. On se réunit convivialement dans le couloir, et on salope convivialement la moquette à la galette Carrefour et sa pâte d’amande solide et consistante, quasi inébranlable, et avec un bon cidre « Reflet de France », même que j’ai eu droit de prendre du brut, parce que je suis grande maintenant (bien que très en dessous de la moyenne d’âge).

L’avantage avec la solide galette Carrefour, c’est que la compacité de la chose à l’amande au milieu évite le sournois plancage de la fève dans la crème. Là, quand tu es un peu malin et que tu tiens absolument à ce que la convivialité ne tourne pas au ridicule total immortalisé sur le champ (c'est-à-dire ta tête couronnée de carton affichée pour l’éternité au secrétariat), tu étudies discrètement les parts et évites soigneusement toutes celles présentant une difformité causée par une fève Shrek grosse comme un bigarreau. Difformité inévitable, vu qu’il est d’un point de vue physico-chimique impossible de mélanger/fusionner/intégrer un Shrek gros comme un bigarreau dans de la crème de parpaing. La fève, plus que cachée est en fait collée/agglomérée sur le dessus de la couche d’amandes condensées, juste sous la couche de pâte feuilletée du dessus que tu vires discrètement si tu veux t’en sortir vivant.

Donc, finaud que tu es, tu repères l’embrouille et tu refiles la part ignoblement bosselée à Mme Suzanne. 20 minutes plus tard, le temps d’ingurgiter sans s’étouffer la partie fourrée en mastiquant comme une chèvre et en humidifiant régulièrement au cidre pour tenter d’attendrir (voire de dissoudre parce que le brut de chez "Reflet de France"…) la pâte aggloméré/collée sur ses gencives et juste avant d’atteindre le talon sec comme une pierre au soleil, en se croyant sauvée, Mme Suzanne tombe sur l’énorme objet en niquant son bridge. « Ah ! Ouille ! Aïe ! … c’est moi qui l’ai… ». Mme Suzanne, le temps de cracher ses dents, pose devant l’objectif souillé de doigts gras, avec la couronne argentée posée sur le brushing. L’humiliation se poursuit par le choix de son roi, et pour pas vexer ni trop fayoter, Mme Suzanne jette son dévolu et transmet le témoin au plus ancien de ses collègues, le Chef comptable, qui l’avait pas fini sa galette pour raison de santé (foulure de la mâchoire avant la troisième bouchée). Tout le monde rit de bon cœur, quelle bonne humeur !

Voilà, après toute cette convivialité, chacun regagne son bureau, ignorant la moquette maculée de feuilletage et tient fermement son estomac, lesté comme un plongeur à 20 mètres.

C’est la tradition, on ne peut pas contester, refuser, remettre en cause. C’est la tradition, donc c’est forcément bien. La preuve, on recommence tous les ans.